Chambre d’appel en matière de baux et loyers de Genève
06.02.2006
Lorsque l’amoindrissement de l’usage de la chose louée a sa source dans le voisinage, notamment dans les immissions provenant de celui-ci, le juge doit déterminer dans quelle mesure le preneur peut, raisonnablement et d’un point de vue objectif, s’attendre à user de la chose louée, respectivement à ne pas subir de nuisances. Seules les immissions excédant cette mesure constituent un défaut de la chose louée qui justifie une diminution de loyer au sens de l’art. 259d CO. Dans de tels cas, les principes posés dans le cadre des art. 679 et 684 CC, relatifs au droit de voisinage, peuvent également être appliqués par analogie.
3.2 En l’espèce, les premiers juges ont retenu que la construction du
complexe immobilier voisin du bâtiment avait débuté en août 1999, pour
prendre fin en septembre 2001, avec les nuisances « usuelles » que cause
ce genre de chantier (bruit, poussière, trépidations). Ils ont qualifié
le chantier « de grande ampleur, entraînant davantage de désagréments
qu’un chantier de moyenne importance ». S’agissant d’apprécier la
quotité de la réduction de loyer, le Tribunal a relevé que la
bailleresse avait pris plusieurs mesures visant à limiter le plus
possible les nuisances inhérentes aux travaux; elle a ainsi renoncé à
installer une centrale à béton sur place, installé le long du chantier
une palissade en bois offrant une meilleure isolation phonique et
ordonné le respect des horaires du chantier. Observant d’une part que la
jurisprudence avait admis des réductions comprises entre 10% et 25%
pour un chantier voisin pendant deux ans, et d’autre part que
l’intensité des désagréments avait varié au cours de l’avancement des
travaux, il a arrêté le taux de réduction à 10%, pour toute la durée du
chantier. Sur ce dernier point, il a toutefois fixé la prise d’effet de
la réduction au 1er septembre 1999, dans la mesure où c’est par lettre
du 26 août 1999 qu’une locataire de l’immeuble s’est plainte pour la
première fois des nuisances du chantier.
Il faut tout d’abord
constater, au vu de ces éléments, que la partie locataire reproche à
tort aux premiers juges d’avoir fixé la quotité de la réduction
uniquement en fonction des mesures de prévention prises par la
bailleresse, et non sur la base de l’ampleur des nuisances réellement
subies. Il ressort en effet de l’ensemble du jugement attaqué que le
Tribunal a tenu compte de l’effort consenti en vue de diminuer les
désagréments comme d’un élément parmi d’autres, et non comme un critère
exclusif de fixation du taux de réduction du loyer. Un tel raisonnement
n’est à l’évidence pas erroné, ne serait-ce que parce que les mesures
prises par la Commune ont, au moins en partie, effectivement permis de
restreindre les atteintes polluantes ou sonores.
3.3 En ce qui concerne la quotité de la réduction du loyer allouée,
il paraît à première vue paradoxal, pour le Tribunal, que qualifier le
chantier en cause « de grande ampleur », entraînant « davantage de
désagréments » qu’un chantier « de moyenne importance » (jugement, p.
5), pour finalement arrêter la réduction consentie à 10%, soit le bas de
la fourchette citée par le Tribunal.
A cet égard, il y a lieu
d’observer que le Tribunal fédéral, dans un arrêt du 2 décembre 2004,
n’a pas réprouvé un arrêt cantonal accordant une réduction de loyer
moyenne de 37%, calculée sur une période de vingt-sept mois, destinée à
compenser les nuisances engendrées par deux chantiers situés dans le
voisinage des locaux loués (ATF np, 4C.377/2004). Les juges fédéraux
avaient admis que les immissions de bruit et les secousses massives
subies par un cabinet d’ophtalmologie avaient engendré une « forte
diminution de l’usage » (consid. 3.3), justifiant, par période, une
diminution de loyer jusqu’à 45%, voire 80%. Le Tribunal fédéral a tenu
compte, dans ce cadre, des particularités de l’activité professionnelle
pour laquelle les locaux avaient été loués, observant que
l’ophtalmologue doit faire montre de concentration et de précision, et
qu’il emploie des instruments délicats, dont l’utilisation peut être
fortement perturbée par la poussière ou les trépidations.
Dans un
autre arrêt, le Tribunal fédéral a tenu pour correcte une réduction de
25%, sur toute la durée du chantier, justifiée par des travaux réalisés
dans le même bâtiment, mais dans les étages, qu’un tea-room situé au
rez-de-chaussée. Il a observé que la quotité de cette réduction pouvait
être arrêtée en équité, pour tenir compte aussi bien des périodes de
nuisances modérées, sans grande incidence sur la jouissance des locaux
loués, que des épisodes plus aigus, mais brefs – in casu, réfection du
trottoir et sciage de fers à béton devant l’entrée de l’établissement
(ATF np, 4C.185/2003, consid. 3.2.).
Les juges fédéraux on
également reconnu, dans une cause plus ancienne (arrêt du 29 mai 1997,
publié in SJ 1997 p. 661 ss.), que l’état de saleté de la cour
intérieure et du hall d’entrée de l’immeuble constituait un défaut
affectant l’environnement immédiat des locaux loués, pouvant entraîner
une réduction de loyer de 15%.
4.1 En l’espèce, l’immeuble est situé à environ 30 mètres de la
façade de la construction la plus proche. Les autres bâtiments de
l’ensemble en construction sont plus éloignés, à environ 60 mètres, et
davantage. Les plans produits démontrent par ailleurs que le logement
habité par la partie appelante est situé à l’écart des principaux axes
routiers, et en particulier de la route de S., de sorte que l’on peut
admettre qu’il connaît, en temps normal, une meilleure tranquillité
qu’un bâtiment situé en zone urbaine.
Selon les explications de
l’architecte responsable de la direction des travaux (témoin n 10), le
chantier de l’ensemble constructif s’est déroulé en deux parties, de
façon décalée. Les terrassements ont ainsi commencé vers juillet-août
1999 (voir également témoin n 15) jusqu’à fin octobre 1999, pour une
première partie du chantier, puis se sont poursuivis sur la seconde
partie entre mi-janvier 2000 et mi-février 2000. Le gros œuvre –
comprenant la phase de bétonnage – s’est déroulé de la même façon, soit
une phase s’étendant d’octobre 1999 à mars 2000, et une seconde phase de
février 2000 à août 2000. Il a ensuite été procédé de manière identique
pour le solde des travaux (second œuvre, aménagements extérieurs),
étant précisé que les bâtiments les plus proches de l’immeuble faisaient
partie de la seconde phase du chantier. Ce témoin a représenté sur un
plan le cheminement d’accès et de sortie des camions, entre le bâtiment
D3 et l’immeuble habité par la partie appelante. Selon le témoin n12,
il pouvait passer à cet endroit jusqu’à vingt-cinq camions, selon les
jours.
Pendant les terrassements, plusieurs camions se
présentaient sur le chantier avant même l’ouverture de celui-ci (7 h. en
été et 8 h en hiver), en s’encolonnant sur le chemin de V. (cf.
notamment, témoins n 6, n 12 et n 15). Durant la période de
bétonnage, il a été imposé de faire amener le béton par camions-toupies,
afin d’éviter les nuisances liées au fonctionnement, sur place, d’une
centrale à béton. Compte tenu de l’ampleur du chantier, il a dû être
fait appel à un grand nombre de véhicules transporteurs de béton
(témoins n 10 et 11). Ces camions malaxeurs ne devaient cependant pas
attendre, en file, sur le chemin de V. (témoin n 12). Les aménagements
extérieurs ont également donné lieu à des nuisances sonores, au moment
du sciage et de la pose des pavés, ce travail ayant duré environ un
mois, pendant l’été 2001 (témoins ns 14 et 15).
S’agissant des
nuisances ressenties par les locataires de l’immeuble, les témoins
entendus par le Tribunal ont fait état des « bruits incessants » et de «
la poussière » provenant du chantier, au point que les portes du balcon
restaient fermées (témoin n 4). Il n’était pas possible d’avoir une
conversation normale avec les fenêtres ouvertes (témoin n 5). Les
espaces extérieurs, comme le jardin (témoin n5) ou les balcons (témoin
n 6), étaient difficilement utilisables durant la journée. Les
projecteurs d’éclairage sont parfois restés allumés pendant la nuit
(témoin n 6).
4.2 Compte tenu de ces éléments, il faut admettre que les premiers
juges ont à juste titre fixé un taux de réduction valable pour toute la
période du chantier. Même si certaines phases ont pu être plus
incommodantes que d’autres, les nuisances ont été en grande partie dues
aux allées et venues des camions, qui passaient à peu de distance de
l’immeuble (vraisemblablement, à environ 20-25 mètres de la façade). Il
en est à l’évidence résulté du bruit, de la poussière et des
trépidations, subis de façon plus intensive par les habitants du
bâtiment le plus proche, dont fait partie l’appelante, mais dont
l’ampleur est demeurée relativement constante, en dépit de certaines
variations d’intensité dans le chantier lui-même.
Dans la
mesure où, à l’ordinaire, l’environnement de l’immeuble objet du bail
est relativement calme, à l’écart des principaux axes routiers, il
convient d’admettre que l’entrave subie dans l’utilisation normale des
logements a été d’une certaine ampleur. La bailleresse fait, sur ce
point, fausse route en invoquant un arrêt de la Cour de céans selon
lequel la construction d’un nouveau bâtiment sur une parcelle voisine ne
justifiait pas, en milieu urbain et en l’absence de circonstances
particulières, de réduction de loyer. Dans l’arrêt cité (publié in CdB
2/03 p. 54 ss.), la Cour avait considéré que le chantier litigieux,
conduit « en milieu urbain », avait été « ordinaire », n’engendrant pas
de « nuisances spéciales », hormis des « entraves mineures inhérentes à
la vie quotidienne » en ville (cf. CdB 2/03 p. 57, en bas). Il
s’agissait donc d’un contexte sensiblement différent de celui d’espèce,
qui concerne un chantier de « grande ampleur » entraînant des nuisances
supérieures à la moyenne, comme l’ont relevé les premiers juges (cf.
consid. 3c ci-dessus).
En comparaison des arrêts cités plus haut,
la réduction consentie par les premiers juges paraît ainsi
insuffisante, dès lors notamment qu’elle se situe en bas de la
fourchette usuellement admise dans des cas similaires. Un taux de
réduction supérieur à 25% semble en revanche excessif, puisque les
inconvénients subis par la partie appelante sont, objectivement, moins
importants que ceux ressentis par le locataire de locaux situés dans un
immeuble faisant lui-même l’objet de travaux ou dont les locaux loués
seraient devenus en partie inaccessibles ou inutilisables. En outre, la
situation est ici différente du cas du cabinet d’ophtalmologie, pour
lequel la poussière et les trépidations constituent une entrave majeure à
l’usage convenu. Il convient également de tenir compte du fait que les
nuisances ont été quelque peu réduites grâce aux mesures mises en place
par la bailleresse. Tout bien considéré, il convient d’arrêter, en
équité, ce taux à 15%, sur l’ensemble de la durée du chantier, étant
rappelé qu’il ne peut s’agir ici que d’une moyenne, les périodes
objectivement plus pénibles étant compensées par des phases plus calmes.